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Le journal de bord de Dale, promoteur de la santé en République centrafricaine

Dale Koninck, promoteur de la santé MSF, travaille actuellement en République centrafricaine, où un terrible conflit sévit depuis plusieurs années. Dans son journal de bord, il raconte ce qu’il fait et voit, et il nous partage ses pensées et réflexions, lors de différentes journées entre le 11 décembre et le 3 janvier ; ce dernier jour ayant marqué le retour des violences dans le pays, notamment dans la ville de Bangassou. (Temps de lecture : 10 minutes)

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Voici Dale, pris en photo en République centrafricaine en novembre dernier. © Dale Koninck/MSF.

Je m'appelle Dale, je suis belge et diplômé en anthropologie. Je travaille avec MSF depuis 2018 et je suis pour le moment en République Centrafricaine pour ma quatrième mission. Je suis responsable des activités de promotion de la santé, ce qui implique beaucoup de contacts avec les bénéficiaires et la communauté au sens large. J'ai chaque jour l'occasion d'apprendre d'eux et de soutenir les activités médicales en ayant un réel impact.

Lors de ma mission à Port-au-Prince, j’ai vu la résilience des habitants de Martissant qui traversent quotidiennement les « guerres de gangs » pour aller au boulot le matin. J’ai vécu avec des congolais dans un bidonville de Kinshasa. J’ai soutenu des enfants devenus orphelins et stigmatisés par leur village après que leur famille ait été terrassée par la fièvre Lassa, au Nigéria.

Malgré cela, ici à Bangassou, c’est la première fois que je vois un tel niveau de peur, de découragement et de désordre dans les yeux des gens. Le mois qui vient de passer n’était franchement pas drôle. Il y a eu des grenades, des tirs, des mouvements de population, des noyés, des tués, des cris. Les gens viennent de revivre un épisode de guerre, trois ans à peine depuis le précédent.

11 décembre 2020

C’est la veille de mes 30 ans et je fais doucement la fête avec mon équipe dans un bar local. À ce moment-là, je n’aurais pas pu mieux rêver pour célébrer cette occasion. Le COVID-19 nous épargne un peu ici et on a pu profiter de morceaux de chèvre grillée au barbecue, de bières et de musique centrafricaine.

C’était une preuve que les gens apprécient le calme de Bangassou plus que jamais. Lors de mes briefings à Bruxelles, on m’avait dit que, même si la situation sécuritaire était volatile, la vie reprenait petit à petit depuis les dramatiques événements survenus en 2017.

C’est vrai que j’ai pu pendant plusieurs mois me déplacer sur les routes sans problème, avec des gens qui sourient depuis leur paillotte et qui me racontent leur quotidien. Ils disaient que malgré les difficultés, au moins, « il y a la sécurité » et que chaque communauté « circule en paix ».

Les souvenirs de 2017

La RCA est un des pays les plus pauvres au monde, mais les centrafricains se battent pour leur vie et leurs projets. Scolariser leurs enfants, construire une paillotte, planter du manioc dans leurs champs, bricoler un vélo ou une vieille moto, faire un petit commerce sur le marché, coudre des pagnes magnifiques ou tailler des chaussures en cuir à partir de rien, distiller du « ngouli » (alcool de maïs), tresser des cheveux, créer une chaise confortable ou réparer une radio pour écouter des comédies.

Dans l’instabilité générale de ce pays qui est encore contrôlé aux deux tiers par des groupes armés non-étatiques, la ville de Bangassou était jusqu’alors épargnée. Les gens en ont ainsi profité pour se débrouiller, causer sous l’arbre et danser.

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Des habitants de la ville de Bangassou, lors d'une matinée calme. © Dale Koninck/MSF.

Je sens que ce qui s’est passé ici en 2017 a fait très mal et que tout le monde a souffert gravement. J’écoute souvent les allusions timides à ces événements traumatisants. Chacun porte de grosses blessures encore saignantes. Pas besoin de beaucoup d’intelligence émotionnelle pour comprendre que ces gens ont vécu la guerre et que surtout, c’est récent. La preuve de ce climat d’anxiété latente ? Les rumeurs.

Les rumeurs

La moindre petite alerte est prise au sérieux et partagée à une vitesse inouïe. Le 18 décembre, un groupe de « rebelles » aurait été aperçu en mouvement dans la forêt. Anormal. Inquiétant. Et puis, le 25 décembre, on s’est réveillés avec la vraie nouvelle donnée par une collègue MSF : ce groupe avait pris le contrôle de Bakouma, une ville un peu plus au Nord où j’étais encore il y a une semaine pour soutenir un centre de santé.

On raconte qu’ils veulent arrêter les élections. Qu’ils ont brûlé les urnes et chassé le maire de la ville. On dit qu’ils n’ont pas l’intention d’attaquer la population. D’ailleurs, un soldat qui a pillé une maison aurait été tué par son général en guise de punition.

On parle de 200, peut-être 300 hommes arrivant du Nord, de l’Est et de l’Ouest, afin de renverser les autorités de la ville et stopper ainsi le processus électoral. Il s’agirait d’une nouvelle coalition de plusieurs groupes armés qui étaient ennemis en 2017. Cette alliance suscite la peur car elle est vue comme instable.

On dit que les élections sont un prétexte pour assouvir les vengeances qui persistent depuis trois ans. Certains éléments armés seraient déjà en ville, infiltrés et prêts à l’attaque.

On est le vendredi 25 décembre, c’est Noël, les rumeurs font rage et aucune église ne chante.

Samedi 26 décembre

Samedi 26 décembre. J-1 avant les élections. Côté médical, on a révisé le plan catastrophe et on se tient prêts à gérer un afflux de blessés. J’entre au bureau et en ouvrant la porte je vois une moto, des chaises, des malles, des vivres, deux vélos.

Soudain, j’entends un moteur et je fais volte-face : c’est mon collègue Jean qui arrive en bécane et celle-ci est chargée de ses affaires personnelles. Il me dit : « a yeke ngangu papa », « c’est difficile », en Sango. « Les gens savent où me trouver. Ils vont venir en ville me chercher parce que je travaille et que j’ai un peu d’argent. J’ai déjà eu affaire à ces gens, trois fois ils m’ont déjà tout pillé, une fois séquestré et torturé. Je ne sais pas où mettre ma femme et mes enfants... Tu crois que je peux les emmener ici à l’hôpital ? ».

Plus tard dans la soirée, c’est mon collègue Nicolas qui m’approche sous un arbre de l’hôpital. Il fait sombre et il me dit : « ma femme et mes enfants sont cachés sous un tronc d’arbre dans la brousse. Ils sont là avec rien, ils dorment sur une bâche, sans lumière, sans eau. Je ne sais pas quoi faire. Moi, je suis parti dormir près de la base de l’ONU mais je ne peux pas rester ». Dans les yeux de mes collègues que je connais bien, je vois un immense découragement et une lourde fatigue. 

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Beaucoup d'habitants de Bangassou sont contraints de vivre dans des abris de fortune en raison des violences qui sévissent dans la ville. © Dale Koninck/MSF.

Dimanche, 27 décembre

80% de la ville est vide. Pour la communauté, c’est sûr, les « rebelles » vont venir : « la plateforme pour traverser l’eau à 10 KM d’ici a été cassée, le pont à 15KM a été détruit. Ils ont été retardés mais ils vont réussir à venir », notait un ami. La tension monte, un autre se fâche : « comment ça, ils ont cassé le pont ? Ça ne va faire que les énerver ! Ils vont réussir à traverser le fleuve de toute manière, autant les garder calme ».

On se demande si les Forces Armées Centrafricaines (FACA) et la MINUSCA (Mission Multidimensionnelle Intégrée des Nations Unies pour La Stabilisation en Centrafrique) vont faire front ou s’ils vont les laisser entrer pacifiquement afin d’éviter un affrontement brutal. Finalement, aucune attaque n’a eu lieu ce jour-là et quelques rares personnes ont même pu aller symboliquement aux urnes.

Samedi 2 janvier

La semaine a été longue et lente. On a essayé de se reposer dès qu’on le pouvait car c’est comme si on comptait les heures avant une attaque. Des rumeurs persistent selon lesquelles les groupes armés attaqueront lundi, jour de l’annonce des résultats.

Bangassou est quasiment une ville fantôme. On a vu des hordes de personnes marcher avec leur maison sur leur tête, cherchant un refuge à gauche et à droite. Les gens ont fui en brousse ou de l’autre côté du fleuve en République démocratique du Congo, sauf quelques chefs de famille restés ci et là pour surveiller leurs affaires en cas de pillage. Les autres ONG ont quitté la ville.

Mes collègues expatriés et moi sommes à la base. Je sens qu’on est soudés et moins stressés et excités que le weekend précédent. Il y a une sorte d’ambiance bizarre qui correspond parfaitement à la définition du « calme avant la tempête ». On n’est pas blasés des rumeurs, plutôt en mode veille.

Il est 20h00. J’appelle quelques collègues pour leur demander comment ça va chez eux, alors qu’ils veillent dans l’obscurité la plus totale. Je demande à mon collègue Simon « ça va ? » et je me sens bête. Que dire d’autre ? Que faire ? « On est ensemble, courage et bonne nuit », lui ai-je dit. Le matin, je le croise au bureau. Il n’a pas dormi, il a plutôt fait des tours de garde avec des voisins, écoutant les bruits de la forêt. Mon appel lui a fait super plaisir mais je me sens tellement impuissant. Dans ses yeux, je vois de l’inquiétude mais aussi une concentration vitale.

Samedi 3 janvier, 5H21 du matin

Quelque chose n’est pas normal. C’est le premier truc que j’ai pensé en me réveillant ce jour-là. Il y a un truc bizarre qui vient de me sortir de mon sommeil mais je ne sais pas encore quoi. Soudain, « BOUM ». J’entends une explosion et je jette un coup d’œil par la fenêtre. Le ciel est noir et j’ai un doute : est-ce l’orage ?

Non, ce n’est pas l’orage. Je lève ma moustiquaire maladroitement et sors du lit, je me couche à terre. Je ne réalise pas encore que ce sont des détonations et des mitraillettes mais mon corps a compris. Je me dis littéralement « c’est vraiment en train de se passer ? ». Pendant une seconde, je n’y ai pas cru. Soudain, j’entends une voix calme mais ferme : « Dale, safe room, maintenant, s’il vous plait ». C’est Marco qui m’appelle. Là, plus de doute, c’est clair. Je me dis d’ailleurs que je suis content d’avoir reçu une directive. J’attrape ce que je crois être mes chaussures, ma radio, mon téléphone, ma gourde et j’ai une seconde d’hésitation : « je n’ai rien oublié ? ».

J’obéis et je sors, marche 10 mètres à l’extérieur pour entrer dans ladite pièce sécurisée (« safe room »), qui a pour particularité d’être le seul endroit avec des murs en béton capable de tous nous accueillir. En arrière-plan, les explosions sont lourdes et terrifiantes.

J’arrive dans la « safe room » et j’y vois presque tous mes collègues qui se sont visiblement réveillés avant moi. Je capte la plupart des regards. Je vois des crispés, des très réveillés, des endormis, des résignés, des concentrés mais, surtout, je sens immédiatement une atmosphère calme et rassurante. Je m’assieds et réalise que j’ai pris deux chaussures différentes. Mes collègues se moquent de moi, je rétorque une blague rapide. On évacue le stress, on ventile, on se soutient.

La pièce n’est pas grande et on est 14 assis par terre, la moitié en pyjamas. Depuis cette pièce on peut accéder à de l’eau, des vivres, des toilettes. L’ambiance se tamise à mesure que les détonations s’accentuent. Certaines explosions sont si violentes qu’on sursaute. Les mitrailleuses lourdes se font entendre comme si elles étaient juste derrière le mur d’enceinte. On les entend de tous les côtés et ça pète non-stop.

L’hôpital

Après un moment de « prise de repères », une fois qu’on s’est tous en sécurité, on a commencé à appeler via la radio les différents services de l’hôpital MSF afin d’évaluer la situation. Au début, on a entendu : « à tout le personnel, couchez-vous ! », puis plus rien pendant un bon moment.

J’appelle mon staff mais en vain. Rapidement, j’identifie qu’il n’y en a aucun qui a pu se rendre à l’hôpital, bien évidemment. Finalement j’arrive à joindre un gars qui s’est réfugié à l’hôpital. Il me dit n’avoir aucune info sur les autres. Il relate que beaucoup de gens viennent de se réfugier dans l’enceinte. Pour l’instant, l’attaque est encore trop violente et je lui dis de rester à terre et à l’abri des balles.

Pendant ce temps, il pleut. C’est dingue. Ça fait trois mois qu’il n’a pas plu, c’est la saison sèche, mais il y a de l’orage et il pleut. Comme si le tableau n’était pas assez sombre et dramatique. Avec mes collègues on se dit que c’est digne d’un film et que le hasard fait parfois les choses bizarrement. Entre le tonnerre et les grenades, le sol tremble parfois, les oiseaux ne chantent pas, l’air est moite, la terre est trempée et le sol rouge vire au brun.

10h00 du matin

Il est 10h00, les tirs se sont éloignés. Mon collègue Marco autorise alors une petite équipe à sortir pour évaluer la situation. En trois minutes, je suis avec mon collègue Alex, qui s’est réfugié dans le service de médecine interne. Le bilan est clair : l’établissement s’est transformé en camp de personnes déplacées. Il y a des femmes et des enfants partout, bien plus que les jours précédents.

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La zone "Covid" de l'enceinte hospitalière de MSF. © Dale Koninck/MSF.

La « zone COVID », dépourvue de patients COVID, est devenue une « zone refuge ». Alex et moi y orientons les gens afin de désengorger les espaces de l’hôpital qui doivent être libres pour gérer un grand afflux de blessés.

BOUM. TAK-TAK-TAK. Les tirs recommencent de plus belle. On court s’abriter dans une salle d’hospitalisation, on se couche à terre et on attend. « Dale pour Marco ». Marco m’appelle à la radio. « A l’écoute ? », dis-je. « Retour à la base dès que c’est possible ». Dès le premier moment sans tirs, je m’exécute et rentre. Cette situation va durer des heures. On fait des aller-retours, des couchés-debout, et on essaie de gérer au mieux la situation. Côté Promotion Santé, Alex et moi gérons la foule, informons les patients et accompagnants, organisons avec l’équipe d’approvisionnement une distribution de nourriture pour le staff de nuit qui travaille depuis près de 24 heures.

On identifie les besoins logistiques et les partage à l’équipe MSF « LOG » qui installe rapidement de l’eau pour la zone des déplacés. Côté médical, le manque de staff rend les choses compliquées à gérer mais mes collègues font un travail formidable. J’ai perdu le compte mais je crois qu’ils ont eu une dizaine de blessés aux urgences. Des blessures par balle et explosion, parfois graves mais, heureusement, tout le monde est sauf.

17h00

Il est 17h00. J’entends des tirs bizarres et mon collègue me dit : « ils ont pris la ville. Ils tirent en l’air pour le faire savoir ». Malgré ça, on continuera de bosser jusqu’à 21h00. Toute l’équipe a travaillé durement et chacun s’est rendu plus qu’utile, entre la communication, la logistique, l’approvisionnement et la prise en charge médicale. Je suis impressionné de ce qu’on a fait dans cette situation. Une équipe mobile est même partie chercher des blessés vers la fin de la bataille, et là, en voyant l’ambulance sortir de l’enceinte, j’ai compris la force des principes de MSF en ce moment critique : neutralité – impartialité - solidarité

19h50

19h50. La préfète de Mbomou s’exprime à la radio : « je suis au regret de confirmer que la ville de Bangassou est prise par les groupes armés, après plusieurs heures de combats avec les FACA, appuyés par les Casques Bleus. J’ai les larmes aux yeux quand j’ai appris que certaines personnes qui ont tenté de traverser la rive pour se réfugier en RDC se sont noyées, ça fait pitié et j’appelle ces groupes armés à épargner la vie des civils et de respecter leurs engagements dans le cadre des accords de paix ».

Quand l’équipe mobile revient à la base, elle nous raconte : « ils étaient bien 200-300, lourdement armés. Avec les roquettes, les mortiers, les mitrailleuses lourdes sur des pick-up. Certains sont des gosses. Ils nous ont fait des grands signes avec des larges sourires, comme si de rien n’était ». C’est surréaliste, mais c’est rassurant : on a bien bossé ces derniers mois et on se sent connus et respectés par toutes les parties au conflit.

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De nombreuses personnes ont trouvé refuge dans l'enceinte hospitalière de MSF. © Dale Koninck/MSF.

L'importance de la neutralité comme principe de MSF

En revanche, à l’hôpital, il y a des patients qui sont aussi des « rebelles » et qui soulèvent plein d’inquiétudes. Un soir, deux collègues à moi promoteurs de la santé membres du staff national – ils sont donc eux-mêmes centrafricains - me disent qu’il faut qu’on aille au service de chirurgie. Ils font alors le tour des patients, les regardent silencieusement puis échangent quelques mots avec un grand homme.

Je vois huit hommes blessés, silencieux, les yeux baissés ou endormis, certains cachés sous leurs couvertures. Puis, on sort et je demande à mes deux collègues à quoi sert ce qu’on vient de faire. Ils me répondent : « on regarde si les gens sont calmes. Vous savez, il y a des ennemis dans la pièce », disent-ils. « A quoi vous voyez s’il y a un problème ? », leur demande-je. « Ça se voit à l’œil. On a déjà vu ça. Le grand homme c’est le président de la jeunesse, il a dit aux autres hommes « rebelles » que s’il y a des vengeances, tout peut dégénérer et que, en vrai, personne ne veut ça ».

C’est clair. Je suis loin de mesurer tout ce qui se passe ici. C’est humainement dingue et je ne peux que leur faire confiance. Je mesure maintenant la difficulté, pour le staff national travaillant à l’hôpital, de rester neutre dans ces situations. Mais je les admire. Je ne sais pas comment ils font. 

21h30

21h30. Fin de la journée. On est entre expatriés, assis dans la paillote, comme la veille. Comme si rien n’avait changé. Mais tout a changé. Maintenant, ils sont là, ils sont en ville. Personne ne connaît vraiment leur plan et il y a toujours des tas de rumeurs. La scolarisation des enfants, les réparations de vélo, les petits commerces, même la plupart des radios locales, tout s’est interrompu.

Dans les yeux de mes collègues, je vois la résignation et la peur, la tristesse et aussi la colère, je ressens un mélange de toutes ces émotions horribles et je me dis : « bordel, personne sur terre ne devrait vivre ça ».

Après l'attaque

Le lendemain de l’attaque, les personnes déplacées qui ont trouvé refuge à l’hôpital se réveillent fatigués dans cette nouvelle ville. Ils sont là. Et maintenant ? Pelé, un collègue centrafricain me dit : « Les hommes armés ont faim. Ils sont en ville mais il n’y a personne. Ils vont s’ennuyer, peut-être se disputer sur les objectifs et leur stratégie. Mais les vengeances vont peut-être revenir. Ils vont aller à Bangui ? On ne le sait pas, et c’est pourquoi tout le monde a mal à la tête, c’est pourquoi personne ne veut revenir ».

Les « rebelles » occupent la ville et les axes aux alentours. Les Casques Bleus sont dans leur base avec ce qu’il reste des FACA. A l’hôpital, on continue de bosser normalement mais on a près de 1700 réfugiés qui occupent tous les espaces. Aussi, près de 100 membres du staff national dorment dans les bureaux.

Le soir, Nicolas, mon collègue centrafricain, me retrouve une fois de plus dans l’obscurité de la nuit, brumeuse et froide, sans lune et sans étoile. Il tremble et ses yeux sont rouges, comme s’il avait pleuré des jours entiers. D’une voix cassée et nouée, il dit : « Ils sont après moi. Je ne sais pas ce qu’ils veulent. Pourquoi ils me font ça ? Peut-être qu’ils veulent m’enrôler de force pour conduire leur camion. Ils sont venus trois fois à ma maison, mon frère était là et s’est fait interroger. Pourquoi moi, encore ?”.

Les enfants

Aujourd’hui, je suis assis à côté de mon collègue Jean dans mon bureau, et je vois deux enfants jouer sous l’ombre d’un grand acacia. L’un d’entre eux me voit et il s’approche furtivement, en souriant, de la fenêtre. Il me parle en Sango avec sa voix timide et joueuse, il s’amuse à cache-cache. Puis il entre au bureau et, avec mon invitation, commence à jouer avec les mégaphones qui sont posés à mes côtés.

Il me fait sourire mais je sens mon cœur noué, je crois qu’il doit avoir 7 ou 8 ans. Après quelques minutes, ses sœurs viennent le récupérer pour aller puiser l’eau à la pompe non loin.  

Je tourne la tête vers mon collègue et lui demande : « Papa, ils pensent quoi les enfants de tout ce qui se passe ? Comment en tant que parent tu gères ça ? ». Il me répond : « bon, c’est horrible hein. Avec leurs jeux, ils arrivent à créer leur petit paradis mais nous, parents, on cherche leur survie. L’école est fermée. S’ils n’ont même pas une petite éducation scolaire, ils vont devenir quoi ? Ils s’ennuient et ils entendent les tirs. Ils ont d’abord peur mais après ils construisent des fusils avec des bâtons ».