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Témoignage d'un médecin syrien : "Quand dormir est un luxe impossible"


Médecins Sans Frontières (MSF) gère toujours 4 structures de santé dans le Nord de la Syrie. Pour des raisons de sécurité, nous n’avons pour le moment pas la possibilité de développer d’avantage notre travail directement dans le pays. Pour pouvoir malgré tout apporter des soins aux populations qui sont piégées par le conflit, MSF soutient près de 100 structures de santé dans tout le pays, en privilégiant les zones où l’assistance médicale est la plus nécessaire, celles qui sont en état de siège et celles où très peu de services médicaux sont fonctionnels. Le Docteur S. est un jeune chirurgien qui a été diplômé juste après le début du conflit. Il travaille aujourd’hui dans un hôpital de campagne situé dans une zone semi-rurale à l’Est de Damas. Depuis le début du blocus qu’a subi la région, MSF soutient et approvisionne cet hôpital, fournissant du matériel et des fournitures médicales. Le docteur S. nous raconte la journée typique d’un médecin en Syrie, avec en toile de fond la guerre syrienne qui dure depuis 4 ans.

Un homme git gravement blessé sur une table d’opération d’un hôpital de campagne dans une région assiégée dans l’Est de Damas. Photo prise par un des médecins travaillant  avec le soutien de MSF en juillet 2013. © MSF
Un homme git gravement blessé sur une table d’opération d’un hôpital de campagne dans une région assiégée dans l’Est de Damas. Photo prise par un des médecins travaillant avec le soutien de MSF en juillet 2013. © MSF


Comme un pied de nez à la mort

Je me souviens de cette femme enceinte présente dans notre hôpital alors que subissions un blocus total. Elle devait accoucher sous peu. Toutes les négociations visant à l’évacuer vers une zone plus sûre avaient échoué. Son état nécessitait absolument une césarienne, mais il n’y avait aucune maternité accessible vers laquelle la transférer. Quant à moi, je n’avais jamais pratiqué une telle opération.

Cette fois, il ne s’agissait pas de lutter contre la mort mais de donner la vie. Quelques jours avant le terme de la grossesse, j’ai essayé de collecter des informations sur ce type d’opération avec le peu de connexion internet que j’arrivais à trouver. Je n’avais pas de temps à perdre. Il me fallait apprendre par moi-même. La jeune femme a finalement ressenti les premières contractions. L’ambiance était dense. Des bombardements frappaient régulièrement la zone autour de nous. On avait rarement vu un tel déferlement de bombes dans la région. Nous avons amené la patiente au bloc opératoire où j’ai pratiqué l’intervention. Ce fut un plein succès. Je ne pourrais décrire la joie qui m’a envahi quand la petite fille est finalement arrivée, en bonne santé, tout comme sa maman.

Dans cette folie meurtrière, mon travail de chirurgien consiste à essayer de sauver le plus de vie possible. Notre rôle est de réparer, si possible, ce que la guerre a détruit. Mais cette opération avait quelque chose de nouveau pour moi. Cette fois, il ne s’agissait pas de lutter contre la mort mais de donner la vie. Cette naissance était comme un pied de nez adressé à la faucheuse qui sévissait autour de nous.

Une école abandonnée reconvertie en hôpital

J’ai fini mes études de chirurgien juste après le début du conflit. A l’été 2011, alors que la situation se dégradait rapidement et que les besoins médicaux étaient de plus en plus nombreux, j’ai d’abord travaillé dans de petits hôpitaux privés. Quelques mois plus tard, j’ai été arrêté avec la plupart de mes collègues. Nous avons été relâchés début 2012. J’ai directement recommencé à travailler et tout en poursuivant ma formation de chirurgien. Je travaillais dans des petits hôpitaux improvisés dans les zones de conflit dans des conditions bien trop précaires pour pouvoir apporter des soins médicaux de qualité. J’ai travaillé dans l’Est de Damas, puis dans la région de la Ghouta orientale où les besoins médicaux étaient particulièrement criants.

Fin 2012, une région semi-rurale à l’Est de Damas faisait face à de violents combats. La région regorgeait de personnes sans abri n’ayant aucun accès à des structures médicales malgré les nombreux blessés. J’ai rejoint la région et décidé de monter un hôpital de campagne. Après quelques recherches, j’ai finalement opté pour une ancienne école qui avait été bombardée puis désertée. Bien que les étages supérieurs étaient endommagés, le rez-de-chaussée et les caves étaient en bon état. Malgré les bombardements quotidiens qu’essuyait la région, et le stress et la peur qui en résultaient, l’équipe médicale que nous avons mis en place a fini par apporter vaille que vaille des soins de base aux populations coincées dans la région.

En état de siège

Un jour de juillet 2013, vers 10h00 une roquette a atteint l’hôpitalUn jour de juillet 2013, vers 10h00 une roquette a atteint l’hôpital. L’explosion a ravagé l’intérieur de certaines pièces, tordant les murs de bois des cloisons. Du matériel médical s’est retrouvé projeté pèle mêle dans les gravats. Quand le nuage de poussière engendré par l’explosion est retombé, nous avons vu l’étendue des dégâts. J’ai tout de suite eu peur que cette explosion ne soit suivie par d’autres. La zone où nous nous trouvions subissait des bombardements de plus en plus intenses. Nous pouvions entendre les détonations tout autour de nous.

Un des membres du personnel a soudainement craqué nerveusement. Elle vivait près de l’hôpital et son jeune garçon était resté à la maison. Elle ne pouvait pas reprendre son calme et voulait à tout prix rejoindre son enfant. Un des médecins a proposé de partir à la recherche du petit garçon. Je n’étais pas très favorable à cette décision car nous ne savions pas trop quelle était la situation à l’extérieur. Dès que le docteur a ouvert la porte de l’hôpital, il s’est retrouvé face à un tank pointant son canon droit sur lui. Un homme a tenté de fuir vers l’extérieur, mais nous le vîmes revenir presqu’aussitôt avec des éclats de métal enfoncés dans plusieurs endroits du corps. A ce moment-là, nous nous sommes rendu compte du chaos qui nous entourait et de la nécessité de partir. Nous avons alors décidé d’évacuer l’hôpital. Tous nos patients portés chacun par deux membres du personnel ont pu sortir de l’hôpital par la porte de derrière.

C’était l’apocalypse ! On a essayé de rejoindre au plus vite un petit centre de santé qui s’était implanté non loin de là. Les bombardements se poursuivaient tout autour de nous. Chaque détonation me faisait craindre le pire. Mais nous finîmes par atteindre le centre médical sans qu’aucun de nous n’ait été touché. C’était un vrai miracle. On avait laissé tout l’équipement dans l’hôpital évacué mais personne n’avait envie d’y retourner directement. Au cours des jours qui suivirent, les bombardements se sont déplacés vers une autre zone que celle de l’hôpital. Nous avons alors décidé d’aller rechercher le matériel que nous y avions laissé. Nous en avions absolument besoin pour soigner nos patients. 10 jours furent nécessaires pour ramener ce qui était encore utilisable.

A partir de ce moment, nous étions totalement en état de siège. Impossible de fuir. Impossible aussi de se réapprovisionner en matériel médical. Le flot de blessés continuait d’affluer vers le centre de santé. Pendant cette période, il m’est souvent arrivé d’intervenir sur deux patients à la fois. Dormir et se reposer était devenu un luxe que nous ne pouvions plus nous permettre. On faisait des courtes pauses, le temps de faire quelques mouvements, de boire un peu d’eau et de manger un bout. Puis on retournait directement au travail. Les jours de bombardements intenses se succédaient et nous avancions, la tête dans le guidon, sans pouvoir nous arrêter. Nous étions en sous capacité systématique, parant au plus pressé, croulant sous le nombre de blessés qui ne cessaient d’affluer. Dans l’urgence de ce chaos, nous étions souvent obligés de prendre des décisions médicales très difficiles.

La levée du siège

Ce répit n’entraîna pas de diminution significative du nombre de patients à traiter car petit à petit, les habitants qui avaient fui pendant les combats revenaient dans la région. Cette folie a duré 8 mois jusqu’en février 2014. 8 mois de souffrance et de stress. Puis il y eu enfin un cessez-le-feu et les gens ont commencé à rejoindre leurs maisons. L’approvisionnement médical devint à nouveau plus stable. Mais la situation humanitaire demeurait extrêmement précaire. Des combats éclataient de temps en temps dans les environs et nous subissions toujours des bombardements sporadiques. Ce répit n’entraîna pas de diminution significative du nombre de patients à traiter car petit à petit, les habitants qui avaient fui pendant les combats revenaient dans la région. Nous dûmes nous résoudre à augmenter les capacités de l’hôpital car nous ne disposions pas des capacités suffisantes pour accueillir une population plus importante. Nous avons aussi développé un département d’obstétrique et une clinique spécialisée dans les soins primaires et le traitement des maladies chroniques. Nous avons également étendu notre offre de soins chirurgicaux -chirurgie orthopédique, viscérale ou urologie - toutes sortes d’interventions que nous ne pouvions pas pratiquer pendant le siège par manque d’approvisionnement médical. Ces spécialités avaient été aussi mises de côté pendant le siège car nous voulions nous consacrer en priorité à des interventions essentielles à la survie.

MSF a continué à nous fournir le matériel dont nous avions besoin. Nous avons même reçu de quoi monter un petit laboratoire afin d’affiner nos capacités de diagnostic. Nous reçûmes aussi une couveuse pour notre département d’obstétrique. Bref petit à petit, notre hôpital fut en état de répondre à tous les besoins médicaux basiques d’une population en situation de guerre.

Je devrais m’arrêter

Après 3 ans de chirurgie dans des conditions impossibles, je n’en pouvais plus de ces scènes apocalyptiques. J’étais récemment au téléphone avec mon professeur à l’université qui me dît : « Au regard des conditions dans lesquelles vous avez travaillé, vos trois ans de pratique de la chirurgie valent bien mes 30 années de travail. Vous pourriez presque vous retirer ! » Et effectivement, je sentais que j’avais dépassé le seuil de mes capacités, mais ai-je le choix ? Les gens ici ont besoin de moi. Leur situation est désespérée. Ils ont absolument besoin de soins médicaux, des plus basiques aux plus avancés. Nous ne pouvons pas ajouter notre démission à leur désespoir.

Aujourd’hui, je sais que quand la guerre sera finie, je ne pourrai plus pratiquer la médecine. Tout être humain ayant vécu ce que j’ai vécu en arriverait à la même conclusion. J’attends donc la fin de cette guerre avec impatience. Un jour, je suis certain qu’elle s’arrêtera. Ce jour-là, je déciderai ce que je ferai du reste de ma vie.